Certains d'entre vous m'ont déjà entendu raconter ça lors d'un cours de batterie : quand j'étais (plus) jeune, une de mes occupations favorites était d'écouter plusieurs fois de suite un même morceau mais en vivant une expérience différente à chaque fois.
Je m'explique :
J'écoutais une première fois en fixant mon attention sur un seul instrument. Je commençais toujours par la batterie (étonnant, non ?). La fois suivante, j'écoutais seulement la basse. La fois suivante, les parties vocales. Puis les claviers, puis les percus, etc. Par moments, j'écoutais deux instruments et j'essayais de comprendre les interactions entre les deux.
Un peu comme si j'avais une table de mixage dans ma tête et que je jouais avec les faders de la console. Une sorte de remix personnel.
J'ai passé un bon paquet d'heures à m'amuser à ça. J'habitais encore chez mes parents. Le téléphone portable, Facebook, Insta et Netflix n'existaient pas encore. La liberté, quoi !!! :-)
Cet exercice m'a permis d'acquérir progressivement une audition plus "aiguisée", et ainsi d'accroitre mon plaisir à écouter de la musique. Un peu comme un amateur de bon vin développe son palais de manière à être capable de reconnaître et apprécier les nombreux parfums de son breuvage. Avec un net avantage pour les mélomanes : la musique, elle, n'est pas à consommer avec modération :-)
Dissocier les différents instruments d'un mixage n'est pas un exercice facile au début. Cela demande un peu d'entrainement. Malgré tout, je vous propose de rendre cette "dégustation musicale" possible. Car j'ai mis la main sur un trésor : les pistes séparées de Rosanna, un bijou du rock américain !... Ce qui vous permettra, dès aujourd'hui, d'entendre les instruments un par un, avec une meilleure acuité que la mienne après des années de pratique ! Une exploration sonore en profondeur qui, j'en suis sûr, vous fera écouter la musique différemment par la suite.
C'est bon ? Je vous l'ai bien vendue, cette expérience ? J'aurais dû bosser dans la pub, j'aurais mieux gagné ma vie :-/
Pour cette écoute d'un genre particulier, j'ai choisi la chanson Rosanna de Toto, pour trois raisons :
C'est un grand classique du répertoire rock, et pour cause ! Une richesse dans l'arrangement d'un niveau rarement atteint dans le rock : apport d'éléments jazz (harmonies vocales, jeu de batterie, cuivres, orgue, piano dans l'outro...) ; interprètes d'un niveau musical stratosphérique (Jeff Porcaro, Steve Lukather, David Paich... que du beau linge !) ; production sans faille : un son large, clair, équilibré, mais en aucun cas déshumanisé, un feeling de jeu "live" préservé malgré une production ultra maîtrisée. (1)
Le "Rosanna shuffle" !!! (appelé aussi "Porcaro shuffle") Pour cette chanson, Jeff Porcaro a créé un rythme de batterie devenu mythique. Incontournable pour tout batteur ! Je vous en reparle un peu plus bas.
C'est le seul titre vraiment intéressant - cf. les raisons évoquées au point 1. - dont j'ai pu trouver les pistes séparées et dont la mise en ligne a été autorisée par l'artiste.
(1) Rosanna a reçu 3 récompenses aux Grammy Awards de 1983 : chanson de l'année, meilleur arrangement instrumental, meilleur arrangement vocal. En tout, l'album Toto IV rafle 6 récompenses cette année-là (les 3 autres sont : album de l'année, producteur de l'année, meilleur ingénieur du son).
Allez, c'est parti ! Ne vous inquiétez pas, vous réussirez à profiter de la balade : je vous prends par la main et je vous explique tout ou presque. Laissez-vous guider...
Nous allons procéder par étapes.
Commençons par nous approcher de l’œuvre mais pas trop, pour avoir une "vue d'ensemble"...
LE MIX COMPLET
Voici la version complète de Rosanna, telle que vous pouvez l'entendre à la radio. Écoutez ça en premier.
Je vous donne quelques indices qui vous aideront à bien entrer dans le son. Dans ce mix, on peut entendre :
de la batterie
de la basse
des guitares
des claviers (piano, orgue)
des cuivres
des percussions
des voix
Sympa, cette chanson, non ?...
Maintenant, nous allons écouter les "pistes" une par une, ou plus exactement les instruments un par un. Comme souvent, lorsqu'on écoute une chanson, on fait attention en premier lieu au chant, commençons donc par écouter les voix.
LES VOIX
Bobby Kimball, la voix "haut perchée" de Toto
Essayez de repérer les différents timbres et différentes tessitures des voix. Il y a deux chanteurs lead (une voix à tessiture "medium" et une voix à tessiture "aigüe" qui se relaient).
Certains passages sont en solo, d'autres sont harmonisés à deux voix, d'autres à quatre voix.
A noter : la superbe harmonisation à quatre voix du pré-refrain (0'37''). L'harmonisation des refrains (0'54'') n'est pas mal non plus :-)
Aviez-vous remarqué que dans le premier couplet (0'00'') le chant est solo alors que dans le deuxième (à 1'20''), il est harmonisé à deux voix ? L'arrangement instrumental évolue de la même manière : avec des ajouts tout au long de la chanson. Ce qu'on imagine identique est en fait légèrement différent !
LA BATTERIE
Jeff Porcaro
Bon, passons aux drums, maintenant. Et comme c'est un peu mon rayon, j'ai pas mal de choses à en dire !
Écoutons ce fameux "Rosanna shuffle", un groove de batterie parmi les connus au monde.
Au fait, aviez-vous entendu, dans le mix complet, à quel point sa caisse claire est nuancée, avec ces ghost-notes jouées entre les backbeats (les accents de caisse sur le troisième temps) ? Le doigté qui se cache derrière ce groove est un "bâton mêlé", pour ceux qui connaissent.
Jeff ne cachait pas ses influences et pour créer ce rythme, il a utilisé trois ingrédients :
1 - Le "Purdie shuffle", créé par le batteur le plus enregistré et le plus samplé au monde (d'après lui-même !), le hit maker Bernard "Pretty" Purdie.
(cliquez sur les petites flèches sous la portée pour changer le tempo de lecture)
Un exemple du Purdie shuffle, joué par Bernard Purdie lui-même (cliquez pour écouter) :
Babylon Sisters (Steely Dan).
Et là un court extrait d'un reportage où "Pretty" Purdie fait
Comme le monsieur le dit, ce groove a une saveur funky et "laid-back".
2 - Jeff Porcaro citait souvent John Bonham et sa rythmique de batterie dans
Fool In The Rain (Led Zeppelin) en 1979.
3 - Pour la grosse caisse, Jeff a utilisé le célèbre "Bo Diddley beat" (en français : la pulsation "Bo Diddley") :
(écoutez-le en cliquant sur PLAY sous les portées, ralentissez le tempo au besoin)
Ce rythme se joue traditionnellement sur les toms, en marquant des accents sur une base de croches swing non-stop, pour un effet "jungle swing". Il a été enregistré pour la première fois en 1955 par Clifton James, le batteur de Bo Diddley (un des premiers guitaristes de rock), pour une chanson qui a pour titre... "Bo Diddley" (si, si, pas d'erreur, le gars a osé !)
C'est devenu par la suite une clave rythmique (un rythme répétitif de référence sur lequel les instruments se placent) qu'on retrouve dans un nombre impressionnant de chansons.
Voici quelques chansons qui utilisent ce Bo Diddley Beat :
Notons que souvent, dans les deux accents à la suite de la deuxième mesure (cf. notation plus haut), seul le deuxième accent est conservé (sur le temps). Pour le Porcaro Shuffle, Jeff a choisi une autre option : il n'a conservé que le premier accent, ce qui donne ce groove, au final :
(écoutez-le en cliquant sur PLAY sous les portées, ralentissez le tempo au besoin)""en"""
Précisons que cette rythmique est jouée dans l'intro, les couplets, les solos et l'outro. Pour les refrains, le principe du half-time shuffle est gardé mais le rythme de la grosse caisse est différent.
LA BASSE
David Hungate
Intro / couplets / solos / outro :
Sans surprise, on retrouve le Bo Diddley beat, déjà joué à la grosse caisse par le batteur. Basse et grosse caisse jouent donc à l'unisson (si on est savant, on dit : "en homorythmie"), arrangement classique dans ce style.
Vous pourrez remarquer que sur la première partie des couplets, la basse ne marque que les trois premières notes de la clave puis la clave entière dans la deuxième partie... toujours cette idée de créer un arrangement qui évolue au fil de la chanson.
Pré-refrains :
Basse et batterie marquent toutes les noires - en homorythmie ;-) - dans une nuance 'piano', ce qui permet à l'arrangement vocal d'être mis en valeur. Cela crée ce qu'on appelle dans le jargon des musiciens un "breakdown" : un passage plus calme, qui permet de repartir de plus belle et de donner de l'impact au refrain qui suit. James Brown et ses musiciens, pendant leurs concerts, étaient des spécialistes du breakdown. Mis à part l’intérêt musical évident de cet effet, ça permettait de faire durer 15 minutes un morceau qui à l'origine ne durait que 3 minutes (format radio / 45T oblige) !
Refrains :
Là, surprise : le bassiste joue en slap ! C'est une technique de jeu qui consiste à frapper ses cordes avec le pouce pour les faire claquer, ce qui donne un son beaucoup plus incisif qu'avec la technique de jeu habituelle. Ce son de basse participe au son global des refrains, plus percutant que les autres parties.
Anecdote :
Le bassiste qui joue sur Rosanna s'appelle David Hungate. Aussitôt après l'enregistrement de l'album, il a démissionné (selon Steve Lukather, le groupe tournait beaucoup et David n'aimait pas être sur la route loin de chez lui). C'est Mike Porcaro, le petit frère de Jeff, qui a repris le poste de bassiste pour la tournée et la suite de la carrière du groupe.
LES CLAVIERS, LES CUIVRES, LES PERCUS
de g. à d. Jeff Porcaro (batterie), David Paich et Steve Porcaro (claviers)
Si vous venez d'écouter cette piste, vous avez remarqué qu'ici les claviers sont mélangés avec la batterie et les cuivres. Mais la présence de la batterie ne brouille pas l'écoute (1) : étant purement rythmique, elle n'interfère pas avec le reste pour dissocier les instruments.
Bref, que pouvons-nous écouter en particulier ici ?
Essayez de repérer les différents types de claviers : piano, orgue, synthétiseur... ainsi que les interventions de chacun. Le piano et l'orgue se relaient, d'autres fois ils se superposent.
Nous pouvons remarquer que le piano s'appuie lui aussi sur la clave "Bo Diddley", et de ce fait, il est lié à la batterie, la basse mais aussi la guitare (voir plus bas, le mix guitare).
Le synthé est plus difficile à repérer, il est là pour "texturer" le son du piano, il apporte une touche de couleur légèrement différente comparé au timbre d'un piano solo. On peut le débusquer sur la dernière note tenue des refrains, en flagrant délit de "son de cordes frottées"(1'35'' et 2'53'') et dans le refrain doublé (à partir de 4'15''), jouant des arpèges en triolets (là, faut avoir l'oreille, il est en tenue de camouflage !). Et bien entendu, le solo de synthé qui est absent de cette piste mais que vous pouvez entendre dans le mix complet (de 2'52'' à 3'12''). Il y a en réalité plusieurs synthés dans ce solo, écoutez bien !
(1) ...
Autre instrument camouflé, les congas. Je vous aide : vous pouvez les entendre pendant les solos (2'56'') et le refrain doublé (4'15'') juste avant l'outro . Leur rôle ici n'est pas d'apporter un appui rythmique mais plutôt d'apporter une "couleur" musicale.
Lenny Castro (percussions)
Et maintenant, les cuivres. Je suis totalement dingue de cet arrangement de cuivres ! Peu d'interventions au total mais quelles interventions !!! On peut les entendre à la fin des pré-refrains (1'11'' et 2'29'') ainsi que pendant le refrain doublé (à partir de 4'15'').
...et quel son ! Ce n'est pas un son "big band" mais on n'en est pas si éloigné. La section de cuivres est composée de 2 trompettes, 2 saxs et 1 trombone. L'arrangement rythmique et harmonique, ainsi que l'interprétation de la section de cuivres donnent un feeling swing et syncopé et une couleur jazz à la chanson.
LA GUITARE
Steve Lukather
LES guitares, devrais-je dire. En tout cas, c'est un festival de sons et de techniques de jeu dont Steve Lukather nous gratifie. Encore une fois, l'exploration piste par piste nous révèle de nombreux trésors cachés (esprit de Lara Croft, es-tu là ?)
A noter : cette prise de guitare n'est probablement pas celle qui a été retenue pour le mix final. C'est l'accord pour le moins étrange à 1'18'' qui me fait penser ça.
Bon, prenons tout ça dans l'ordre :
Steve débute avec des cocottes. Oui, vous avez bien lu : "des cocottes" ! C'est une technique de jeu où l'on joue des notes une à une avec un son sec - les cordes sont étouffées aussitôt jouées - ce qui produit un jeu très "rythmique". Un exemple connu de guitare "cocotte" : l'intro de Could You Be Loved (Bob Marley).
...puis les deux accords (0'20''), en son légèrement saturé (distorsion / overdrive), avec un effet de vibrato, obtenu grâce au petit levier positionné près de la main qui gratte les cordes...
...Steve passe en son "très saturé" (la distorsion est bien plus marquée) (0'30'') pour deux accords, avant de revenir sur les cocottes.
Pour le pré-refrain, c'est un son clair (aucun effet de saturation). Logique, on est dans une nuance 'piano' et on laisse de l'espace sonore pour les voix.
sur le refrain, deux guitares : une guitare jouée en "double-corde" (deux notes à la fois) et une guitare qui vient se superposer, en "distorsion forte", sur les trois "double-pêches".
le solo (3'07'') avec un son saturé mais cette fois-ci joué en mélodie (un solo, quoi...)
début de l'outro : des "cocottes" très sèches (type cocottes reggae)...
... et le solo final. Personnellement, j'adore le phrasé de Lukather. Le solo démarre avec surtout des valeurs rythmiques longues. Progressivement, il amène de petites phrases en triolets, de plus en plus... jusqu'à en jouer une véritable avalanche. Les plus attentifs entendront peut-être deux petites séries de double-croches au milieu du déluge de triolets. Un effet rythmique qui parle à mon âme de batteur !
Le "fade out" (la musique disparait progressivement) qui arrive bien trop tôt à mon goût !!! Heureusement, il existe des versions live de Rosanna qui permettent d'avoir du rab de solo de Lukather :-)
Maintenant, pour mener l'expérience sensorielle jusqu'au bout, je vous conseille très fortement de réécouter le mix complet. Je vous garantis que vous n'entendrez pas la chanson de la même manière qu'à la première écoute. Vous allez prendre conscience du chemin parcouru : probablement entendrez-vous bien plus de choses qu'au début de cette dégustation sonore.
Merci à Jimmy Keys de faire profiter la communauté de ces documents sonores exceptionnels.
Bien sûr, vous pouvez partager vos impressions en déposant vos commentaires au bas de cette page.
photo: Michael Ochs Archives
Toto, en 1982, année de l'enregistrement de "Rosanna"
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